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L’éco-anxiété, une angoisse existentielle par anticipation

L’éco-anxiété, aussi appelée “solastalgie” est parfois décrite comme un stress pré-traumatique. Le terme apparaît quotidiennement dans tous les journaux, sur toutes les radios, toutes les chaines de télévision. Le terme aurait été inventé par un philosophe australien, Glenn Albrecht, dans un article de 2005 (l’article est passionant).

Le mouvement de désobéissance civile non-violent (mais parfois spectaculaire) Extinction Rebellion est né au Royaume-Uni en 2018 et s’est vite diffusé partout dans le monde

Y a-t-il lieu d’être éco-anxieux.se ? Certainement. On a beau s’efforcer de trier ses déchets, de refuser les sacs en plastique dans les magasins et d’empêcher ses enfants de manger du Nutella à cause de l’huile de palme, de la déforestation et des orangs-outangs, il y a de quoi se sentir désarmés quand on apprend que la population d’oiseaux se réduit, que c’est à cause de la diminution de la population d’insectes, elle-même causée par l’usage massif de pesticides, et donc en fin de compte par les méthodes mises en oeuvres pour nous nourrir, nous vêtir, etc… Tout en enfourchant son vélo, on se dit que tout ça n’est qu’une goutte d’eau et que ce n’est pas en réduisant la taille des touillettes de café qu’on va sauver la planète. D’où angoisse bien légitime.

Quelque chose me chiffonne pourtant : je peux trouver plein d’exemples dans la documentation antique qui semblent attester d’une angoisse face à l’épuisement des ressources et face aux changements climatiques. Alors quelle différence entre aujourd’hui et l’Athènes classique ou l’empire romain du IIIe siècle ?

L’anxiété concernant la finitude des ressources disponibles n’est pas une préoccupation absente dans l’Antiquité. Des fragments archaïques du Cycle Troyen rappellent ainsi que la guerre de Troie est provoquée par les dieux inquiets du fardeau que les humains imposent à Gaia, la terre, et à ses ressources[1]. Dans un passage souvent cité, Platon évoque à son tour l’érosion et la déforestation, causes de la dégradation environnementale de l’Attique au Ve siècle avant J.-C., et Pline l’Ancien déplore que le goût du luxe à Rome entraîne une exploitation démesurée des ressources minérales[2]. Les papyrus du Fayoum de la fin du IIe au début du IVe siècle après J.-C. abondent en descriptions des problèmes causés par le déclin progressif du système d’irrigation et la désertification des zones les plus marginales de cette région jusqu’alors extrêmement productive, le tout lié à un déficit de précipitations dans le haut cours du Nil en raison d’une modification du régime des moussons. Face au changement climatique de l’époque, les habitants des ces bourgades commencent par se plaindre aux autorités romaines qu’ils ne peuvent honorer le paiement des taxes du fait de récoltes insuffisantes, puis finissent par abandonner les villages[3].

La vie de ces gens (celles des habitants du Fayoum tout du moins) était réellement menacée et quitter le lieu où ils habitaient et qui les avait fait vivre devenait une nécessité. C’est aujourd’hui également le cas des populations dont les lieux de vie deviennent rapidement inhabitables en raison de la montée des eaux, de conditions climatiques invivables, ou de risques trop élevés (inondations, feux…). Il s’agit d’une angoisse bien tangible, existentielle, et liée à l’instinct d’autoconservation. Au contraire, conformément à la définition d’Albrecht, l’éco-anxiété semble toucher davantage ceux qui ne sont pas directement menacés mais qui anticipent qu’ils pourront être menacés.

Evidemment, l’air est pollué dans les grandes capitales occidentales et les gigantesques inondations qui ont frappé le sud de l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche au début de l’été 2021, puis les feux incontrôlables du sud de la France, d’Italie et de Grèce à la fin du même été, ont rendu les dangers environnementaux beaucoup plus palpables d’un coup. Mais, je ne crois pas que les membres d’une société aussi riche et privilégiée que l’Europe sentent encore leur existence menacée. Alors peut-on dire que nous sommes comme Platon et Pline qui déploraient les dommages causés à l’environnement sans être vraiment exposés à leurs conséquences ? Non, pas vraiment.

L’une des caractéristiques de notre époque est que l’on ne peut pas échapper à l’idée que la moindre de nos actions, dans les pays riches et développés, a des conséquences parfois terribles à l’autre bout de la planète. Un nouveau téléphone, un nouvel ordinateur, ne serait-ce qu’un jean neuf, et on assassine le mandarin pour de bon, parce que les ressources nécessaires pour produire ces biens de consommation mettent en danger l’existence et le bien-être de gens qu’on ne connaît pas, à l’autre bout du monde. Mais qu’il s’agisse de la course aux terres rares ou des immenses plantations de coton passé aux pesticides dont se nourrit l’industrie textile, on a beau mettre la tête dans le sable, on ne peut plus y échapper. Et on sait que les conséquences finiront par nous rattraper là où nous vivons.

L’autre grande différence entre notre époque et l’antiquité, est que Platon ou Pline n’en était pas au même point de l’anthropocène. Si on ne connaît pas notre futur, on connait celui de l’antiquité et on sait que l’exploitation des ressources et des milieux avait, après l’antiquité, encore de beaux jours devant elle. Doit-on attendre que notre existence soit directement menacée pour changer notre rapport à l’environnement ? Si comme moi vous êtes éco-anxieux.se, vous pensez sans doute que non. Par anticipation.


[1] John D. Reeves, « The Cause of the Trojan War: A Forgotten Myth Revived », The Classical Journal,  61-5, 1966, p. 211‑214.

[2] Platon, Critias 111 bc ; Plin. Histoire Naturelle 36. 1-3.

[3] Sabine Huebner, « Climate Change in the Breadbasket of the Roman Empire. Explaining the Decline of the Fayum Villages in the Third Century CE », Studies in Late Antiquity,  4-4, 2020, p. 486‑518.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Marguerite Ronin (21 juin 2023). L’éco-anxiété, une angoisse existentielle par anticipation. La nature de l’Empire. Consulté le 10 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/rr18


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