La personnification juridique des fleuves ou des lagunes en question

L’édition 2023 de l’atelier d’Anthropologie historique de la nature portait sur les rapports entre droit et non-humains. A l’origine de cet évènement, une question : à quoi sert d’attribuer une personnalité juridique à des fleuves (l’Atrato en Colombie, le Whanganui en Nouvelle-Zélande ou le Gange en Inde) et à d’autres entités géo-physiques (la lagune de la Mar Menor dans le sud de l’Espagne) ? Réponse : à rien en pratique. En revanche, ces innovations refètent une évolution majeure des rapports entre humains et non-humains.

Chaque humain détient une personnalité juridique en tant que personne physique. Des associations, des entreprises, peuvent aussi bénéficier de la personnalité juridique des personnes morales. Personnes morales et physiques ont des devoirs mais aussi des droits, comme celui d’agir en justice. La décision d’attribuer la personnalité juridique à un écosystème vise donc notamment à le protéger contre les activités polluantes illégales. Mais alors, quelle différence avec les mesures de protection de l’environnement qui existent déjà à peu près partout ?

La vraie différence réside dans la façon dont on perçoit l’environnement, et plus particulièrement un marqueur spécifique comme un fleuve. Dans le cas de la Nouvelle-Zélande comme dans celui de la Colombie, les décisions de justice prennent appui sur le rapport spirituel entretenu par les communautés indigènes et l’entité naturelle (bien que le cadre juridique – en l’occurrence hérité du droit romain – reste celui imposé, de l’extérieur, par le pouvoir colonisateur). Au final, les mesures de protection du fleuve-personne ne diffèrent pas fondamentalement de celles du fleuve-environnement, et elles restent de toutes façons tributaires de leur application efficace par les autorités. Ce qui change véritablement, c’est la façon dont on perçoit l’écosystème ainsi élevé par l’ordre juridique presque au même rang qu’un individu.

Des aménagements sont bien sûr nécessaires pour que l’entité naturelle puisse faire valoir ses droits devant les tribunaux. Des “gardiens” sont alors désignés pour éventuellement agir en justice. Au fond, ces gardiens ressemblent fort aux représentants d’une entreprise qui agissent pour le compte de cette dernière afin de défendre au mieux ses intérêts. Et si l’on songe combien des entreprises comme Google, Coca-Cola ou Facebook sont devenues dans notre esprit des puissances agissantes impersonnelles, on peut penser que ce mouvement de personnalisation juridique a le pouvoir de faire considérablement notre rapport à l’environnement.

La comparaison avec les exemples antiques révèle d’ailleurs une curieuse évolution. Alors que les cas contemporains ont pour but de faire valoir les droits des entités naturelles, sous la plume de auteurs antiques, il n’est question que de leurs devoirs. Au I^er siècle, Strabon (XII, 8, 19) prétend ainsi que le Méandre (en actuelle Turquie) est cité en justice pour les dégats qu’il cause aux riverains par ses débordements. Trois siècles plus tard, Basile de Césarée (Ep. 365) se plaint à l’empereur des dégats occasionnés par la crue de l’Halys et demande quel châtiment infliger au fleuve qui aurait bel et bien été traduit en justice s’il s’était agi d’un homme !

Reste à savoir comment ces conceptions vont se traduire dans une société très sécularisée et largement déconnectée de son environnement. C’est pour cette raison que les différentes initiatives visant à doter les fleuves de France d’une personnalité juridique, comme le parlement de Loire, sont particulièrement intéressantes. La philosophe Sophie Gosselin parle à ce sujet d’un “animisme juridique”. Et il est clair que quelque chose se passe : chaque année, par exemple, davantage de visiteurs viennent assister au solstice à Stonehenge. Parmi eux, beaucoup se déclarent animistes ou néo-païens.

Pour plus de détails :

Programme de recherche en anthropologie et droit RulNat sur les liens entre nature et cadre juridique.

Sophie Gosselin et David gé-Bartoli, La condition terrestre, Seuil, 2022.

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